Jean-Hugues Matelly

 

 

Lundi 31 janvier 2011, le Café Français, place de la Bastille à Paris. Jean-Hugues Matelly, 45 ans, veste rouge et chapeau, prévient : il veut bien nous livrer quelques « éléments de contexte », mais pas question de revenir dans le détail sur ce fameux décret présidentiel qui le radia des cadres de la gendarmerie, en 2010. Car, entre-temps, il a été réintégré dans son corps d’origine. Alors, puisqu’il n’a plus le droit de s’exprimer, il va falloir raconter son histoire, avec nos mots. Qui sont aussi un peu les siens…

 

Avec le chef d’escadron Matelly, les choses sont carrées. Regard franc, poignée de main ferme, coupe de cheveux réglementaire. Service, service. D’ailleurs, lorsqu’on lui demande de se confier, le gendarme, premier officier de l’armée à avoir été radié par un décret du président de la République, se retranche derrière le devoir de réserve. Tout juste consent-il à lâcher : « Avec le recul, vu tous les soucis que ça m’a apportés, si c’était à refaire, je ne referais pas la même chose, je prendrais moins de risques, je ne me mettrais plus en première ligne. Maintenant, je ne veux plus d’ennuis. »

Jean-Hugues Matelly n’a pas toujours été aussi prudent. Il s’est épanché en détail sur sa mésaventure dans de nombreux médias, jusqu’à publier un livre (L’Affaire Matelly, Jean-Claude Gawsewitch, octobre 2010). Sauf qu’entre-temps, le militaire victime des foudres de Nicolas Sarkozy a été réintégré dans la gendarmerie. Le pouvoir l’a, quelque part, contraint au silence. Désormais, il entend faire profil bas. Rentrer dans le rang. En janvier 2011, le Conseil d’État a annulé sa radiation des cadres, intervenue en mars 2010, sanction qualifiée de « manifestement excessive » par la haute juridiction administrative. Dans son arrêt, elle relève que « M. Matelly a effectivement manqué à ses obligations en faisant état publiquement, dans les médias, de son opposition à la politique d’organisation des deux grands services français dédiés à la sécurité publique », mais elle observe que cette critique a été « formulée en termes mesurés et sans caractère polémique », tout en mettant en exergue « l’excellente manière de servir de l’intéressé ».

Le crime de Jean-Hugues Matelly ? Avoir critiqué publiquement le dogme sarkozyste sur les chiffres de la délinquance, ainsi que le rapprochement police-gendarmerie initié par l’actuel chef de l’État lors de son premier passage à l’Intérieur (2002-2004). Chercheur associé au CNRS, cofondateur de l’association Gendarmes et citoyens, auteur d’essais et de romans, Matelly ne correspond pas forcément à l’image que l’on se fait du gendarme. Il a payé cher son insolence. Une radiation à vie, ça vous marque un homme. Surtout un militaire.

Le 30 décembre 2008, le site internet Rue 89 met en ligne une tribune titrée : « La gendarmerie enterrée, à tort, dans l’indifférence générale ». Le texte, publié lui-même dans une indifférence polie, la veille du réveillon, est co-signé par Jean-Hugues Matelly, Laurent Mucchielli et Christian Mouhanna. Les trois hommes sont membres du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), rattaché au CNRS. À quelques jours du rattachement officiel de la gendarmerie au ministère de l’Intérieur, le trio ne se prive pas d’écrire tout le mal qu’il en pense. « Sous prétexte d’une recherche de la rentabilité à court terme, et pour que les gendarmes s’inscrivent mieux dans le modèle actuellement prôné de la police d’autorité – par opposition à une police de dialogue –, la gendarmerie va donc fusionner (sans le dire) avec la police nationale », commencent les auteurs. Ils ajoutent : « La nouvelle majorité issue des élections de 2002 en profita pour enterrer aussitôt cette police de proximité et entamer le démantèlement de la présence gendarmique, via la création de “communautés de brigades” permettant la fermeture périodique des “brigades de proximité”. Il faut croire que ce modèle de proximité convient mal à une époque qui privilégie les rapports de force, la gestion statistique déréalisée et les démonstrations médiatiques, même si c’est aux dépens de l’efficacité concrète et quotidienne. » Le texte se conclut sur cette phrase, en forme de coup de grâce : « C’est véritablement une régression historique qui s’achève sous nos yeux, dont on mesurera les effets délétères dans les années et les décennies à venir. » Et pour être certain que le message soit bien passé, Jean-Hugues Matelly enfonce le clou sur Europe 1, le soir du réveillon. La gueule de bois est pour bientôt.

Les fêtes passées, le chef d’escadron reprend ses fonctions au sein de l’état-major de la région de gendarmerie de Picardie, comme si de rien n’était. Il ne se fait aucun souci. Il a bien pris soin d’indiquer que ses interventions étaient faites en sa qualité de chercheur, et non d’officier. Et puis, pourquoi s’inquiéter, n’avait-il pas publié en octobre 2007 un livre (Police, des chiffres et des doutes, Michalon) stigmatisant l’instrumentalisation des statistiques de la délinquance ? Il avait écopé d’un simple blâme du ministre de la Défense pour « manquement à l’obligation de discrétion professionnelle et au devoir de réserve ». Une peccadille. Sauf que, cette fois, il est allé trop loin. Il a ouvertement critiqué une décision qui tient à cœur au chef de l’État. Il est convoqué début janvier 2009 par le général qui commande la région Picardie. « On a reçu une demande de Paris, ils ne sont pas contents du tout », lui lance le haut gradé. C’est une litote. Matelly, d’abord contraint de s’expliquer par écrit, découvre que le directeur général de la gendarmerie en personne a diligenté une procédure disciplinaire et demandé une sanction dite du « 3e groupe », le niveau le plus élevé. Matelly, ahuri, apprend que « Paris » réclame la punition maximale : sa radiation pure et simple des cadres ! Ses supérieurs évoquent la fureur de l’Élysée, et même la « raison d’État ».

Au début, Jean-Hugues Matelly tente de se rassurer, il pense que sa hiérarchie cherche à l’intimider, à lui mettre la pression. « Ils veulent que je la ferme », confie-t-il à ses proches. Même s’il vit assez mal d’être considéré, selon ses propres termes à l’époque, comme « le vilain petit canard » dont on doit se débarrasser, il ne croit pas une seconde à une possible radiation. Ce serait trop gros. Certains de ses collègues s’inquiètent tout de même pour lui. L’un d’eux lui lâche un jour : « Jean-Hugues, tu vas être laminé parce que, face à toi, tu n’as pas la hiérarchie, mais le président de la République. » Bien vu. Pendant un an, Matelly va ferrailler devant le conseil d’enquête chargé d’instruire la procédure disciplinaire. Le gendarme garde confiance, d’autant que les soutiens en sa faveur se multiplient. Même le très influent Alain Bauer, qui a l’oreille du président, en sa double qualité de criminologue et de hiérarque franc-maçon, plaide la cause de Jean-Hugues Matelly auprès de l’Élysée. En vain. À la présidence de la République, on semble déterminé à faire un exemple. Le couperet tombe le 12 mars 2010. Il prend la forme d’un décret, signé de Nicolas Sarkozy, qui se conclut par cette phrase lapidaire : « Le chef d’escadron Matelly (Jean-Hugues, René) est radié des cadres par mesure disciplinaire pour manquement réitéré au devoir de réserve. » Contresigné par le Premier ministre François Fillon et le ministre de la Défense Hervé Morin, le décret, dans ses considérants, souligne que le gendarme Matelly « a critiqué la politique gouvernementale en remettant en cause le rattachement de la gendarmerie nationale au ministère de l’Intérieur », qu’« il a émis des doutes sur le devenir de la gendarmerie nationale et l’efficacité de la politique de sécurité publique » et finalement « porté atteinte à l’image de la gendarmerie nationale et à la politique du gouvernement ».

Jean-Hugues Matelly est dévasté lorsqu’il prend connaissance du diktat présidentiel. Il pense au capitaine Dreyfus, publiquement déshonoré, le sabre brisé… Vingt-cinq années de sa vie consacrées à servir son arme se trouvent balayées, comme ça, d’une simple signature sur un bout de papier. La sanction est tout simplement démesurée. Pour un tel motif, c’est même une première historique : en plus de deux cents ans, jamais aucun officier, sous-officier ou simple soldat d’aucune armée de la République n’avait été l’objet d’une radiation des cadres pour un banal manquement au devoir de réserve. Dans son ouvrage, Jean-Hugues Matelly rappelle qu’il s’agit de la pire des sanctions disciplinaires et qu’« elle n’est utilisée que contre les auteurs de manquements gravissimes : soldats ayant ouvert le feu accidentellement contre des civils spectateurs et occasionnant mort et blessures ; gendarmes condamnés pour des vols avec récidive ; militaires, à bord de véhicules de service et en état d’ébriété, ayant causé plusieurs accidents de la circulation… ». La radiation – ni aucune autre sanction disciplinaire – n’avait même pas été envisagée pour les « gendarmes-pieds nickelés » qui, en 1999, mirent le feu à une paillote corse – et bientôt au gouvernement Jospin – à la demande du préfet Bernard Bonnet… Le forfait perpétré par le chef d’escadron Matelly était manifestement bien plus grave : avoir tourné en ridicule des mesures auxquelles le chef de l’État était personnellement très attaché. « Comment un président de la République française, en l’occurrence Nicolas Sarkozy, a-t-il pu en arriver à sanctionner si lourdement l’expression d’une idée différente ? » fait mine de s’interroger, dans son livre, Jean-Hugues Matelly.

Passé le choc de l’annonce de sa radiation, Matelly, soutenu par de nombreux collègues, les médias, des députés, mais aussi des anonymes, va se battre pour obtenir sa réhabilitation. Ce sera chose faite donc, en janvier 2011, lorsque le Conseil d’État annulera le décret inique. Réintégré dans la foulée à la gendarmerie d’Amiens, au contrôle de gestion, Jean-Hugues Matelly attend sans illusions sa prochaine affectation. Même s’il porte toujours la gendarmerie dans son cœur, quelque chose s’est brisé, définitivement. Il a constaté que, dans son arme, aux yeux des plus haut gradés notamment, sa réputation était entachée, sa carrière compromise. Il sera pour toujours « celui qui a été radié à vie ». Infamant. Il dit ne plus rien vouloir publier, ni livre, ni tribune. Désormais, Jean-Hugues Matelly n’attend qu’une chose : avoir cumulé assez d’annuités pour prendre sa retraite, ce qui ne saurait tarder.

Il pense souvent à la réaction de ses parents lorsqu’il leur annonça sa radiation. Leur stupéfaction, puis leur désarroi. Eux, fidèles… sarkozystes. Son père a fini par comprendre. Sa mère, elle, est décédée en 2010, sans avoir connu la réhabilitation de son fils. De cela, le chef d’escadron Matelly ne se remettra jamais.

Sarko M'a Tuer
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